Sur Maya

Mon âme que je saupoudre

En coups calculées

Charivari pour l’harmonie

La violence                 et l’arrêt de la violence

Inscrits dans le temps

ma tête

Elle crie

À la douleur d’être flagellé, à la douceur de vibrer

Je lui donne un nom,

Maya

Pour l’aimer

Elle chante                  rauque

Les bâtons

Dans ses cheveux de son

Elle gicle

De ses têtes d’hydre   rayonnantes hurlantes

Je la prends

Toutes ses nuances

Déclamation étouffée

Et elle continue de geindre pour moi

Au mal du monde et en bruits légers de bouche

Comme on fait aux enfants

Comment concilier cette folie?

            On croit qu’il faut de la force et de l’endurance pour frapper et faire sonner une batterie. Il faut plutôt un brin de tendresse, de la confiance. À chaque lancer d’une baguette, même histoire qu’un baiser ou une caresse : l’important est de faire sentir que ce n’est pas une erreur, qu’on ne s’est pas retenu au milieu du mouvement, qu’on n’a pas hésité. Autrement, l’instrument ne répond pas. Il ne vous envoie pas le rebond essentiel, il nie votre tentative. Que le choc soit faible ou fort, la fermeté est nécessaire. Vous ne voudriez pas embrasser du bout des lèvres, les mains dans les poches et les talons cloués ensemble. Il faut saisir, agripper, prendre et transmettre. La subtilité vient avec l’authenticité, et on ne ressent pas les demi-mesures. La peau de Maya, douce et cahoteuse. Elle a faim de vibrer.

Sur Maya

Le bois dont on ne sort pas — récit d’un album

There was a flash of lightning

Followed by snow

            La lueur d’un éclair, puis de la neige. Plus on roule l’image en tête, plus elle devient irréelle. Cette phrase résume l’histoire de David Gold. Le récit le plus tragique de tous, le plus ironique aussi (pas tout à fait, mais un récit des mots, vrai et touchant). Compositeur, chanteur, guitariste, batteur et bon vivant, il fonde Woods of Ypres (prononcer yipré), un groupe de pur doom metal, ce qui implique en gros des rythmes lourds, une guitare qui lamente quelques accords saturés et une voix sombre qui chante la mort, le deuil, la fin du monde et l’absurdité de la vie. David Gold, en authentique génie musical, compose la musique et enregistre à lui seul la moitié des instruments de l’album, principalement la voix grave, collante et épaisse qui produit la magie entre la musique et la poésie doomesque. Je vous raconte mon premier contact avec l’album. Vous pouvez le chercher sur youtube et le laisser glisser avec de bons écouteurs en traversant le texte une ou deux fois (61 minutes), sinon vous pouvez écouter quelques extraits ici et là. Dans ce cas, je conseille surtout l’ouverture de l’album (Lightning & Snow) et les trois dernières pièces (Kiss My Ashes, Finality et Alternate Ending). Premier essai d’un récit d’album.

            HMV, 2012. Je me promène dans plusieurs sections à la recherche de noms qui me sont inconnus. Chasse à la pochette poétique. Imaginez celle-ci. Woods 5 : Grey Skies & Electric Light : un visage humain, la lèvre déformée par les sanglots, les mains cachent les yeux, placées — non, entassées — sur le front. Une ville grise d’édifices de béton derrière un bois dégarni, piquets gris et oubliés. Un homme dans une barque rame d’une main lasse dans l’eau froide. J’achète, avec un album de Supertramp et un EP de Torche.

            Première pièce. Petite introduction, coup de tambours. Pop! Violoncelle.

There was a flash of lightning

Followed by snow

In a moment of silence for myself

After a shock to the soul

            Voilà, me dis-je dans l’instant grandiose de l’ouverture. C’est le deuil. Le choc de la mort et la tendresse du recueillement, immédiate et spontanée. Le chant guttural de David Gold perce le voile de l’air, cri désespéré de la fin inattendue. Puis David reprend, en chœur avec lui-même, la voix la plus grave. Épique, sensuelle, rationnelle.

It struck my heart, only once

Which made me want it more

            Il sait repérer le moment, la parcelle d’intérêt derrière toute la souffrance considérée par défaut inutile. J’ai toujours dit que sans malheur, on ne se douterait de l’existence du bien, mais je n’avais jamais considéré cette vérité : dans la tristesse se retrouve l’idée de la joie, l’absence de légèreté donc la confirmation même de son existence.

            Puis la musique continue, presque plus de chants gutturaux, seulement la voix sous-marine de David Gold, qui transporte. Les refrains s’enchaînent de chanson en chanson: «Death is not an exit; Return to the earth / pay the price for your existence; When I look around you / I understand why you believe; The dead are to be forgotten / we are here to be adored…» puis le thème du début revient, une première fois explicite :

In the bleak life and modern times

Under grey skies and electric light

Mortal men are living gods

More real than any God ever was

            Critique de l’idéalisation de la vie, respect des morts. Les vers s’accumulent et je saisis un peu sa pensée dans une énumération logique: la mort n’est pas une porte de sortie, il ne faut pas oublier notre mortalité, il existe une beauté dans le souvenir des disparus, le succès est une idée biaisée, un «toi» manquant, ne pas envisager le suicide car il serait définitif. Bagage de deuil et rationalisation de l’expérience humaine. On comprend le portrait, tout de même rafraîchissant vu l’enrobage doom.

            Puis la pièce centrale impose ses onze minutes : Kiss My Ashes (Goodbye)

We cried enough in our lives

At the end of our time

Just kiss my ashes goodbye

            Un adieu préfiguré. Un testament sincère. Un morceau plein de violoncelle et de silences. En finale de l’album, deux sentiers pour sortir du bois du deuil. D’abord Finality, qui boucle le deuil de la première chanson par une mélancolie sans fin, une négation à réitérer :

We didn’t spend our lives together

And I will miss you forever

The choice was mine

To long for a time

That will never come

            Puis Alternate Ending, une voie complémentaire mais fondamentalement différente :

We were together, in a memory

And we live together, in finality

Holding on…

            Je dépose mes écouteurs, un peu troublé. La voix de David Gold s’éteint sur un murmure. Je consulte en détail le livret. L’album est sorti en 2012. David Gold est décédé en 2011. Un accident de voiture. Le groupe venait tout juste d’enregistrer toutes les pistes et de confirmer sa première tournée en Europe. (There was a flash of lightning, followed by snow.) Je sais ce que l’enregistrement studio demande, et j’imagine ses collègues, en 2011, en train d’écouter et de réécouter la voix de leur ami, leur génie, des centaines de fois en boucle, qui chante sa propre mort et sa profonde tristesse du fond de sa tombe. Cette image me hante depuis. La pire ironie a frappé la musique, le mythe de David Gold est né. Il n’est jamais sorti du bois, il attend.

            À quelques égards, cette histoire tragique me touche beaucoup plus qu’une fiction écrite. Aucun écrivain n’a décidé du sort de David, aucun romancier ne s’est assis à une table thé en main à se demander si le personnage principal mourrait dans un accident ironique ou dans un revers du «destin». Une ville d’Ontario a ressenti une pièce manquante jusque dans ses artères, et aucun artiste n’a œuvré ni l’impact, ni le sang, ni la violence, ni la mort de David. Lorsque la poésie se mêle aux affaires des vivants, elle prend sa juste ampleur, celle d’une expérience humaine.

Le bois dont on ne sort pas — récit d’un album