Parties des animales – Noël

1.

Noël l’amorce de la pente de tes fesses

dans un legging moulant sous ton linge tuberculaire

 

La neige accrochée dans tes yeux peanut butter jelly

tire-moi dans le feu

ne barreaux se vissent assez slaques

pour y glisser des doigts ou des p’tites mordées

 

Je scroll moins vite semi-croquant

c’est tu un

péché?

 

2.

Noël ta peau

l’odeur en suspens après avoir effleuré ton

ti poil de bras

par

accident?

 

on se raconte des histoires pas d’allure

nos mots se sont frenchés

quelque part entre les particules de l’air

et la trace de nos lèvres sur une tasse partagée

 

seras-tu mon silence entre deux pintes

seras-tu le frisson entre deux vers de Desbiens

seras-tu l’orgasme dans l’intro de 2001 une odyssée de l’espace

stop (don’t stop)

ma céramique va casser

au bout du rire de thanatos

 

3.

J’aurais voulu ne pas penser à tes seins

en écrivant

je n’ai pas su me noyer

autrement

pendant dix secondes

 

4.

Noël Noël tes dents rondes de dinosaure cartoon

les voyelles sortent de leur enclos en douce

comme si elles avaient quelque chose à dire

de moins sauvage qu’un frisson

sur une nuque soupirante

 

La vapeur de ton soupir-expir

prolonge ta poitrine

pulsation

 

on paye les secondes en liquide

you know what I mean

 

5.

Il m’est venu le goût des accidents

l’envie de tempêtes de crever sur un long flash entre tes cuisses

 

Répercutés

nous serons

répercutés

j’allumerai ta boule disco

de mille intrigues salivaires

on va danser le plus étrange

et le plus cru

des slows

Parties des animales – Noël

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Texte lu à la soirée de poésie du 18 novembre 2016, organisée par le Collectif RAMEN à la Librairie St-Jean Baptiste.


« read less »

 

Souvent en novembre

j’prends des photos mentales des gens

je les imagine vêtus de pourpre et d’or

avec une couronne

pis un sourire dans’ face

 

elle t’allait si bien

ta couronne

en or

quatre-vingt-douze livres mouillée

avec tes lunettes noires pis ta p’tite face

dommage

quand on se voit

t’as un suit brun pis

un diadème dans les couleurs de l’arc-en-sol

ta demi-casquette. Tim. Horton.

 

toute pressée tu m’as donné

mon eau de vaisselle 2 sucres

2 laits la tête tellement baissée qu’on voyait

même pu ton menton en dessous de ta palette

une seule nuance de marron

 

tu m’as trop fait penser à d’autres poètes

 

quand je revenais à 1h du matin

pis qu’on jasait de nos vies

pis de nos saveurs de beignes préférées

je t’ai dit comme à travers un tombeau

 

tu belong pas icitte

t’es fait pour être comtesse,

toi

 

comtesse, duchesse, reine ou poétesse

ça fait pareil

 

je t’aurais bin offert un poste en poésie

à 23 piasses de l’heure

mais on l’sait bin.

« Vous avez été refusé dû au trop grand nombre de candidatures. »

« Meilleure chance la prochaine fois. »

« Faites la file SVP merci de ne pas dépasser la ligne jaune. »

 

Le monde ça en veut pas de poésie.

quand j’ouvre un article

express dans lequel on liste les meilleurs commentaires pour aider une thaïlandaise à ouvrir son armoire sans que la vaisselle à tombe

ils m’indiquent le temps de lecture

Dieu.

Merci.

 

j’appuie sur « read more » comme un poisson

je m’abrutis

puis à la fin apparaît le bouton « read less »

« read less »

« read less » comme une invitation à mourir

 

le monde ça en veut pas de poésie

le seule poète qui déplacerait des masses à l’amphithéâtre c’est

fucking Nelligan

pis y’est mort

on écouterait les 4 vers que tout le monde connaît

sans même être certain que c’est lui l’auteur

pis on s’en irait chez nous écouter

célibataires et nus

 

à coup sûr la poésie est un crime

ça fait peur

et ça ne paie pas

 

désolé, fille du Tim

si on est chanceux

on va mourir

avant de mourir

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Jardins

Après des mois d’absence pour cause d’abondance, me revoici, avec un poème inspiré de l’été passé. J’ai entamé le projet d’extraire toute ma poésie de l’état manuscrit et d’en faire des archives numériques en la retravaillant. C’est un processus long, mais intéressant. Vous verrez ces fragments peupler l’Arbre du Loup de temps à autres. Bonne lecture!

 

26 août 2015, marchant avec S.

 

Qui se souviendra d’Acapulco?

Le temps des galeries précaires est révolu
maintenant c’est l’ère des jardins

Quelle espèce d’ortie sèmes-tu
derrière tes rosiers?
Moi, j’ai celle qui brûle la peau
elle meurt, revit et remeurt en saison
parfois elle
s’éteint

jamais deux
jours de suite

j’ai construit un mur
de plantes grimpantes
et je les laisse pousser
bien plus haut que moi

je les laisse pousser
sans les guider
mais je les arrose
pour leur rappeler que nous existons

mon jardin est ouvert
aux incendies
et peut contenir
autant de visiteurs
qu’un verger

gardez les bulbes et les germes
en autant que vous plantiez
l’esprit de mes jardins
en d’autres lieux féconds

Jardins

Breakfast in America (take a look…)

Dans les restos à déjeuner,
le lundi avant-midi,
il n’y a que des vieux et
des désœuvrés .

1. Un groupe de quatre dont une dame en chaise roulante. Ambiance tête basse et peu de mots. Viennent-ils d’apprendre le décès de quelqu’un ou vivent-ils endeuillés d’eux-mêmes.

Dans les restos à déjeuner,
le lundi avant-midi,
Il n’y a que des vieux et
des désœuvrés .

2. Un homme et une jeune fille. Un lundi avant-midi. Dans un resto à déjeuner. L’homme, portrait typique de tous ces pères divorcés. Cheveux poivre et sel, barbe de deux jours. Le regard mi-sévère, mi-mort. Veste noire, universel à toute tenue soutirée au panier de linge propre non-plié. Celle que l’on présume être sa fille se met à pleurer. Elle explique quelque chose sur un ton qui éclate de «ben voyons comprends donc ma douleur papa, es-tu toujours là derrière ces yeux». Le serveur vient leur demander si tout va bien pour eux et prend immédiatement un retrait. Je voudrais la rassurer, lui dire qu’elle devient en ce moment un personnage de fragment poétique. Les personnages évoluent, ils guérissent. Mais elle ne le saura pas, cela ne lui servirait à rien. La poésie ne panse aucune blessure. La poésie se nourrit, elle aspire et croque, elle enlève, tord et accumule. La poésie ne rend rien.

Dans les restos à déjeuner,
le lundi avant-midi,
Il n’y a que des vieux et
des désœuvrés .

3. Un énergumène drague l’hôtesse qui vient le porter à la table près de moi. Cinquante ans peut-être. Il me regarde. J’enlève mon sac de la banquette pour lui laisser de l’espace. Il me dit : «J’vas m’asseoir à côté de la f’nêtre, c’est plus pratique pour regarder les filles passer hé hé hé… C’est plus pratique pour regarder les gens passer hé hé.» Je souris de politesse puis me concentre à tremper mon pain grillé dans le jaune d’œuf. La poésie choisit ses combats.

Je sors mon carnet et me mets à écrire. Le serveur m’apporte la facture; je n’aurai pas de réchaud de café. La poésie n’attire rien.

Dans les restos à déjeuner,
le lundi avant-midi,
il n’y a que des vieux,
des désoeuvrés
et des poètes.

Breakfast in America (take a look…)

Berceuse

(Troisième poème récité le 22 août lors de la première soirée du collectif RAMEN à la librairie Saint-Jean Baptiste)

C’est un poème à une amie qui a besoin de beaucoup

beaucoup d’amour

et à toutes celles qui mangent des clous rouillés

pour en avoir un peu.

 

en orbite. Toi.

un mobile au-dessus de mes constellations

tu bourdonnes; un bruit

un satellite parmi mes rivières

parmi mes amantes et mes fragments

tu te dissous

 

je nous revois

encastrés dans le cidre

on regarde les filles de mes aventures

marcher en bobettes sur la céramique

de la cuisine

puis on sourit

on cogne nos verres en serrant les fesses

 

je suis le seul Grec de la Terre

qui n’a pas goûté à ton vin

mais c’est correct

tu en as besoin

d’un gars immaculé de toi

d’un garçon

celui qui sera ton filet et ta veste

un reflet déformé

comme dernier rempart à ta pureté

c’est correct

 

il n’y a plus de différence

entre ton corps et mon corps

tu le pointeras comme un astre

un mythe de nous

mais c’est correct

dors maintenant

guéris de toi

épuise ton sexe

tu meurs chaque matin

c’est correct

 

je suis venu te voir par amour

je suis resté

pour que tu n’éclates pas

gonflée de tessons

fourrée de shrapnel

gavée de sabres

embourbée comme un cheval

jusqu’au cou dans la glaise

je suis resté pour te garder

avec nous

je te parle à travers les comas

les pieds dans la braise

ça va.

 

c’est fou; l’autre jour

par accident pensant à toi

j’ai tippé une machine à café

elle n’a pas rendu le change

Berceuse

Un poème sans titre pour le 22 août

(Deuxième poème récité le 22 août lors de la première soirée du collectif RAMEN à la librairie Saint-Jean Baptiste)

«Je n’avais plus de budget pour un titre.»

 

vive la littérature.

la littératie les littéraires

les littérateurs les rateurs

la rate au plancher on se pâme

vive la littération

la merveilleuse lit-té-ra-ture

 

n’est-ce pas?

 

toute les lettres passent par le bureau la crasse la

Bureaucratie Institutionnelle

vous essayerez de dire ces deux mots-là

seul

avec votre miroir

quand vous écrivez

des sonnets en bobettes

pleurant en bobettes

devant votre chèque de bénévole.

 

vive l’Institution

qui nous met tous le pied dans l’égalité

envoyez-moi votre CV

ils ne vous jugeront pas

ils ne savent pas qui vous êtes

vous non plus

de toute façon

 

ils disent

venez nous sommes ouverts

mais il y a des astérisques cachées partout

en encre invisible

 

ne vous leurez pas

vous n’êtes pas en compétition

avec vos amis poètes vos voisins

ne les regardez pas

leur gazon n’a jamais été vert

quoi qu’ils en disent

 

il n’y a pas de guerre froide des littératures

d’accord?

fin du sujet.

 

nous menons un même combat

celui des temps modernes

la bataille contre et avec nos alliés

IL EST VENU LE TEMPS DES CAtharsis?

 

vous n’êtes pas un produit marchand

le code barre dans votre dossier?

c’est juste pour se souvenir de vous

rien de plus, rien de moins

 

«où sont passés les poètes» dites-vous.

entrez dans un café, une friperie,

une station de métro (haha)

ils seront là

l’oeil brillant d’avoir souffert

ils n’ont pas changé

 

ils vous parleront en code

de la grandeur des mots

et des couvertures de livres

trop étroites

pour protéger de la pluie froide

des tomates lancées

et des pavés glaciaux la nuit

 

les poètes n’ont pas assez de papier

pour cacher leur vraie nature

on voit toujours au travers

des feuilles trouées

leurs visages pompeux

à demi brossés

à demi maquillés

je crois qu’on appelle ça une figure de style (Ha. Ha. Ha.)

 

soyons sérieux deux secondes

on s’entend que la poésie est à la littérature

ce que la bande dessinée est au roman

des petits mots et de bien grandes images

Un poème sans titre pour le 22 août

Harems et cratères

(Premier poème récité le 22 août lors de la première soirée du collectif RAMEN à la librairie Saint-Jean Baptiste)

 

appropriation injustifiée.

des harems vides

ou des harems pleins de cadavres?

l’Alpha n’existe pas

plutôt

l’Alpha est désir commun

l’Alpha guide, rassemble

nous réduit, nous efface.

TA PLACE EST EN BAS

sous. moi.

le Désir.

 

n’essaie pas de surpasser de

monter

de rendre à vif l’amour

il n’appartient pas.

je t’ai vu glisser des raisins dans ta toge

au lieu de nourrir ton voisin

tu ne peux détenir

sans être détenu :

voilà ton crime

une liberté en cage :

voilà ce que tu offres

 

nous vivons multiples

et l’Alpha de la meute

n’est pas matériel

nous l’approchons dans l’ivresse

l’incarnons en petites parties

pour former l’un le tout

nous aurions dû être infinis

mais nous ne le serons jamais

nous comblons le vide, l’écart

cette différence de potentiel

voilà le désir

voilà le courant et les vagues du fleuve

voilà nos ensembles égorgés

 

en réalité

nos balcons tiennent dans le vide

nos bateaux tombent sur le vent

et nos lèvres. tremblent.

bleues.

Harems et cratères

Sur Maya

Mon âme que je saupoudre

En coups calculées

Charivari pour l’harmonie

La violence                 et l’arrêt de la violence

Inscrits dans le temps

ma tête

Elle crie

À la douleur d’être flagellé, à la douceur de vibrer

Je lui donne un nom,

Maya

Pour l’aimer

Elle chante                  rauque

Les bâtons

Dans ses cheveux de son

Elle gicle

De ses têtes d’hydre   rayonnantes hurlantes

Je la prends

Toutes ses nuances

Déclamation étouffée

Et elle continue de geindre pour moi

Au mal du monde et en bruits légers de bouche

Comme on fait aux enfants

Comment concilier cette folie?

            On croit qu’il faut de la force et de l’endurance pour frapper et faire sonner une batterie. Il faut plutôt un brin de tendresse, de la confiance. À chaque lancer d’une baguette, même histoire qu’un baiser ou une caresse : l’important est de faire sentir que ce n’est pas une erreur, qu’on ne s’est pas retenu au milieu du mouvement, qu’on n’a pas hésité. Autrement, l’instrument ne répond pas. Il ne vous envoie pas le rebond essentiel, il nie votre tentative. Que le choc soit faible ou fort, la fermeté est nécessaire. Vous ne voudriez pas embrasser du bout des lèvres, les mains dans les poches et les talons cloués ensemble. Il faut saisir, agripper, prendre et transmettre. La subtilité vient avec l’authenticité, et on ne ressent pas les demi-mesures. La peau de Maya, douce et cahoteuse. Elle a faim de vibrer.

Sur Maya

Tentative : poésie DIY

Donc, je niaisais sur le Thread à propos d’une poésie Do-It-Yourself sur les éclairs au chocolat, comprends-tu.

L’histoire c’est que j’avais deux éclairs au chocolat dans les mains et que j’attendais l’autobus. Sans le vouloir, ma pensée a emprunté le chemin poétique et sans doute l’impression de me beurrer les mains de chocolat et de crème pâtissière a activé quelque étrange connexion et m’a fait penser à Certaines Relations. Je mets des majuscules car seul le sujet m’est apparu clair. Par instinct disons, pour simplifier. Quand une possibilité poétique apparaît d’un coup, je la creuse. Je me suis demandé le lien analogique entre des [Éclairs au Chocolat] qui me [Beurrent de Garniture] et [Certaines Relations]. Ça commençait comme une blague de François Morency dans ma tête, mais je voulais trouver un lien entre ces éléments, le lien qui me frappait d’évidence dix secondes plus tôt. L’acte poétique est une lentille pointée sur les petites choses ordinaires; il me fallait trouver une lentille.

Je n’ai pas l’habitude de la poésie hermétique donc je me suis amusé. Et au lieu d’arrêter mon processus au milieu en esquissant un poème médiocre qui parle de dessert et d’amours débordantes ou de sexe gras, je vous présente la poésie Do-It-Yourself! Trouvez votre propre lien entre ces quelques éléments qui me font réfléchir ou admirez la polysémie extraordinaire d’une liste plate. Vous allez voir, c’est presque comme lire des haïkus!

 

A.

1.Reflet

2.Lunette d’étranger-ère

3.La proximité

 

B.

1. Un verre d’eau

2. L’amertume

3. Le bruit d’un avion

 

C.

1. Un baiser imaginé

2. Une rampe de bois

3. Des empreintes de doigts

 

D.

1. Elle/Lui

2. Brosse à cheveux

3. L’odeur de la forêt

Tentative : poésie DIY

Le bois dont on ne sort pas — récit d’un album

There was a flash of lightning

Followed by snow

            La lueur d’un éclair, puis de la neige. Plus on roule l’image en tête, plus elle devient irréelle. Cette phrase résume l’histoire de David Gold. Le récit le plus tragique de tous, le plus ironique aussi (pas tout à fait, mais un récit des mots, vrai et touchant). Compositeur, chanteur, guitariste, batteur et bon vivant, il fonde Woods of Ypres (prononcer yipré), un groupe de pur doom metal, ce qui implique en gros des rythmes lourds, une guitare qui lamente quelques accords saturés et une voix sombre qui chante la mort, le deuil, la fin du monde et l’absurdité de la vie. David Gold, en authentique génie musical, compose la musique et enregistre à lui seul la moitié des instruments de l’album, principalement la voix grave, collante et épaisse qui produit la magie entre la musique et la poésie doomesque. Je vous raconte mon premier contact avec l’album. Vous pouvez le chercher sur youtube et le laisser glisser avec de bons écouteurs en traversant le texte une ou deux fois (61 minutes), sinon vous pouvez écouter quelques extraits ici et là. Dans ce cas, je conseille surtout l’ouverture de l’album (Lightning & Snow) et les trois dernières pièces (Kiss My Ashes, Finality et Alternate Ending). Premier essai d’un récit d’album.

            HMV, 2012. Je me promène dans plusieurs sections à la recherche de noms qui me sont inconnus. Chasse à la pochette poétique. Imaginez celle-ci. Woods 5 : Grey Skies & Electric Light : un visage humain, la lèvre déformée par les sanglots, les mains cachent les yeux, placées — non, entassées — sur le front. Une ville grise d’édifices de béton derrière un bois dégarni, piquets gris et oubliés. Un homme dans une barque rame d’une main lasse dans l’eau froide. J’achète, avec un album de Supertramp et un EP de Torche.

            Première pièce. Petite introduction, coup de tambours. Pop! Violoncelle.

There was a flash of lightning

Followed by snow

In a moment of silence for myself

After a shock to the soul

            Voilà, me dis-je dans l’instant grandiose de l’ouverture. C’est le deuil. Le choc de la mort et la tendresse du recueillement, immédiate et spontanée. Le chant guttural de David Gold perce le voile de l’air, cri désespéré de la fin inattendue. Puis David reprend, en chœur avec lui-même, la voix la plus grave. Épique, sensuelle, rationnelle.

It struck my heart, only once

Which made me want it more

            Il sait repérer le moment, la parcelle d’intérêt derrière toute la souffrance considérée par défaut inutile. J’ai toujours dit que sans malheur, on ne se douterait de l’existence du bien, mais je n’avais jamais considéré cette vérité : dans la tristesse se retrouve l’idée de la joie, l’absence de légèreté donc la confirmation même de son existence.

            Puis la musique continue, presque plus de chants gutturaux, seulement la voix sous-marine de David Gold, qui transporte. Les refrains s’enchaînent de chanson en chanson: «Death is not an exit; Return to the earth / pay the price for your existence; When I look around you / I understand why you believe; The dead are to be forgotten / we are here to be adored…» puis le thème du début revient, une première fois explicite :

In the bleak life and modern times

Under grey skies and electric light

Mortal men are living gods

More real than any God ever was

            Critique de l’idéalisation de la vie, respect des morts. Les vers s’accumulent et je saisis un peu sa pensée dans une énumération logique: la mort n’est pas une porte de sortie, il ne faut pas oublier notre mortalité, il existe une beauté dans le souvenir des disparus, le succès est une idée biaisée, un «toi» manquant, ne pas envisager le suicide car il serait définitif. Bagage de deuil et rationalisation de l’expérience humaine. On comprend le portrait, tout de même rafraîchissant vu l’enrobage doom.

            Puis la pièce centrale impose ses onze minutes : Kiss My Ashes (Goodbye)

We cried enough in our lives

At the end of our time

Just kiss my ashes goodbye

            Un adieu préfiguré. Un testament sincère. Un morceau plein de violoncelle et de silences. En finale de l’album, deux sentiers pour sortir du bois du deuil. D’abord Finality, qui boucle le deuil de la première chanson par une mélancolie sans fin, une négation à réitérer :

We didn’t spend our lives together

And I will miss you forever

The choice was mine

To long for a time

That will never come

            Puis Alternate Ending, une voie complémentaire mais fondamentalement différente :

We were together, in a memory

And we live together, in finality

Holding on…

            Je dépose mes écouteurs, un peu troublé. La voix de David Gold s’éteint sur un murmure. Je consulte en détail le livret. L’album est sorti en 2012. David Gold est décédé en 2011. Un accident de voiture. Le groupe venait tout juste d’enregistrer toutes les pistes et de confirmer sa première tournée en Europe. (There was a flash of lightning, followed by snow.) Je sais ce que l’enregistrement studio demande, et j’imagine ses collègues, en 2011, en train d’écouter et de réécouter la voix de leur ami, leur génie, des centaines de fois en boucle, qui chante sa propre mort et sa profonde tristesse du fond de sa tombe. Cette image me hante depuis. La pire ironie a frappé la musique, le mythe de David Gold est né. Il n’est jamais sorti du bois, il attend.

            À quelques égards, cette histoire tragique me touche beaucoup plus qu’une fiction écrite. Aucun écrivain n’a décidé du sort de David, aucun romancier ne s’est assis à une table thé en main à se demander si le personnage principal mourrait dans un accident ironique ou dans un revers du «destin». Une ville d’Ontario a ressenti une pièce manquante jusque dans ses artères, et aucun artiste n’a œuvré ni l’impact, ni le sang, ni la violence, ni la mort de David. Lorsque la poésie se mêle aux affaires des vivants, elle prend sa juste ampleur, celle d’une expérience humaine.

Le bois dont on ne sort pas — récit d’un album